Nouveau venu à Ste Alix

Assis à l’arrière de la luxueuse limousine noire, Camille regardait défiler les maisons de Trivialle. Une ville agréable qui le changerait de l’agitation des grandes capitales. Il se demandait encore quelles avaient été les raisons de ces parents pour ce soudain déménagement, qu’il n’avait appris que très tard…en lisant les journaux. Ces parents n’avaient pas daigné le mettre au courant. Une boule familière se forma dans sa gorge et il avala péniblement sa salive, cherchant à se reprendre. « Allons », songea-t-il, « ne fais pas comme si c’était la première fois ». Il haussa les épaules et se renfonça dans son siège, les yeux perdus dans le vague. Après tout, ce déménagement constituait un nouveau départ, une chance supplémentaire. Quitter son ancienne ville ne pouvait que lui faire du bien ; ici, il ne s’enfoncerait plus dans les rêveries du passé, sa nostalgie passerait peut-être enfin. Pourquoi ne pas en profiter ? Même si la moitié de la population, si ce n’est plus, était déjà informée de l’arrivée de James et Scarlett, business man accompli et actrice au faite de sa carrière. Et de leur fils. Les journalistes avaient débarqué dès leur arrivée et il avait réussi à esquiver la plupart des entretiens. Mais d’après ce qu’il avait entendu, Trivialle recelait également nombre de grandes fortunes dont les rejetons allaient au même lycée que lui. Au moins, il ne serait pas dépaysé. Cette affirmation de ces parents l’avait révulsé, il avait failli partir en les plantant là mais tout le poids d’une éducation soutenue l’avait retenu. Il s’était simplement abstenu de répondre autrement que par un léger signe de tête. Il aurait tellement voulu, rien qu’une fois, franchir les grilles d’un lycée « normal », sans bibliothèque ou salle à votre nom, sans croiser partout ces fils et filles de, parfois mal assurés sur leurs jambes après une soirée trop arrosée. Il espérait simplement qu’ici, ce ne serait pas trop le cas.
La limousine passa devant les grilles de la prestigieuse université de Trivialle. Plus que quelques mois et il pourrait y entrer. Plus que quelques mois et il dirait définitivement adieu au lycée. Plus que quelques mois, et enfin, il continuerait à étudier seulement les matières qui le passionnaient et pourrait se consacrer davantage aux activités que le lycée l’empêchait de pratiquer. Il sortit un carnet de son sac et l’ouvrit à une page couverte de portées et de notes. Mentalement, il rejoua la musique qu’il avait composé, y apporta quelques modifications mineures.
La voiture s’arrêta si doucement qu’il ne le remarqua pas, perdu dans ses pensées. Le chauffeur descendit et lui ouvrit la portière :« Monsieur est arrivé ».
Le garçon attrapa sa sacoche de cours, enfila la bretelle sur son épaule et sortit du véhicule. Peu de gens se pressaient autour des grilles du lycée, il était encore tôt. Camille devait passer à l’administration avant le début des cours prendre son emploi du temps et un plan du lycée qu’il tenait à consulter avant la sonnerie, histoire de ne pas avoir l’air perdu au milieu des élèves. Il se doutait qu’il aurait à subir les questions de ces futurs camarades, à tout le moins leur curiosité devant son arrivée en milieu d’année. Voilà une autre chose qu’il n’appréciait guère. Les groupes étaient déjà faits, les amis déjà ensembles, certaines leçons étudiées et pas d’autres. Il allait se retrouver en complet décalage avec sa classe.
Lorsqu’il ressortit du secrétariat, la cour s’était emplie d’étudiants sur le point de rejoindre leurs salles. Il se joignit à la foule des élèves, regrettant de ne pas être arrivé encore plus tôt. Au moins il aurait évité ce bain de foule. Jetant un regard furtif sur le plan de l’établissement, il se dirigea d’un pas décidé vers son premier cours.

Il baillait à s'en décrocher la mâchoire... En rentrant, la veille, il avait eu le droit à un sermon de ses parents. Premièrement, il était rentré après l'heure du dîner... Sacrilège! Hérésie! Blasphème! Il n'avait pas prévenu qu'il rentrerait tard. C'était donc la nuit, le ventre vide, et avec des parents mécontents, qu'il rentra, violon dans l'étui, étui sur l'épaule...
"Aymeric, tu files un mauvais coton!"
"Le violon, tu l'oublies!
"Et la guitare aussi!
"Et tu rentres tous les soirs après les cours, et tu te mets à l'étude! Si tes résultats ne s'améliorent pas, on engagera un professeur particulier..."
Voilà de quoi était faite sa soirée... Et bien entendu, pour le dîner, il n'eut que le reste de soupe réchauffé au micro-onde, une miche de pain. Et son père l'avait forcé à faire ses devoirs, dans le salon, sous surveillance.
Il s'était couché tard, en colère, et affamé.

Ce matin, il était de toute évidence, crevé. Et sa colère envers sa famille ne s'était pas calmée. Il avait pu chopper son frère sur msn rapidement... tout ça pour que le frère lui dise qu'il n'avait qu'à faire comme on lui dit, et tout irait mieux.
De ses seuls loisirs, il n'avait le droit qu'au piano, et une demie-heure d'internet avant de faire ses révisions.
"On veut une mention au bac... et pas un simple "passable!", si ce n'est pas au moins une mention bien..."
Aymeric aurait voulu demander "quoi?" mais il n'avait pipé mot de toute la soirée...

Il arriva au lycée, à moitié endormi, un peu sur les nerfs. Il se mêla à la foule... Il repéra un nouvel élève à deux pas de lui. *C'est la saison, les nouveaux, on dirait..* Il haussa les épaules... Il n'avait pas que ça à faire que de s'immiscer dans la vie d'un élève qui devrait sans doute se présenter et répondre à tout un tas de questions... L'horreur, quoi. Aymeric avait eu plus ou moins la chance de faire toute sa scolarité à Trivialle. Il n'avait rien d'un nouveau. Ce qui n'empêchait pas les autres de l'emmerder.

Il entra en cours, et se mit seul, au fond de la classe. De toute manière, personne ne voulait s'asseoir à côté de lui. c'était le pestiféré de service!

Camille entra parmi les derniers dans la classe, conscient d'être le point de mire de tous les élèves. Naturellement à l'aise en société, le garçon ne prêta aucune attention aux regards ouvertement curieux posés sur lui. Il parcourut la salle d'un regard rapide, ne s'attachant sur personne en particulier.
Le professeur entra à cet instant et demanda aux élèves de s'asseoir. Camille se présenta à lui.

-Ah oui, Camille de Vanyangel! J'ai entendu parler de toi, bien sûr! Et de tes parents, naturellement...Bienvenue parmi nous! Je crains que la seule place libre ne soit celle à côté d'Aymeric...

Camille avait espéré que les professeurs de Sainte Alix, habitués aux élèves issus de riches familles, n'y prendraient plus garde. A l'évidence, non. La voix du professeur, sirupeuse, le mit mal à l'aise tant elle dégoulinait d'obséquiosité. Espérait-il obtenir quelque chose des parents en se comportant bien avec le fils? C'était ridicule. En revanche, Camille était plutôt satisfait que l'enseignant ne l'oblige pas à répondre à de multiples questions sur sa vie, son passé, les raisons de sa présence ici, s'il avait des frères/soeurs, ses animaux de compagnie... Répondre à des questions dont personne n'écouterait les réponses par manque d'intérêt ne le tentait guère. Il ne souhaitait pas raconter sa vie à de parfaits étrangers. C'était toujours une corvée d'évitée.
Camille ne comprit pas non plus les raisons des ricanements étouffés qui saisirent certains élèves en entendant le nom d'Aymeric. Mais il connaissait suffisamment l'atmosphère des lycées pour savoir ce que cela pouvait signifier, d'autant plus que le garçon était assis seul à sa table.
Il traversa donc la salle, toujours suivi par les regards des élèves d'autant plus avides qu'ils connaissaient désormais son nom de famille. Nul doute qu'à la première pause, il se verrait assailli par la plupart d'entre eux.
L'appel fut rapidement fait par le professeur, ce qui permit au garçon de situer plus précisément ses condisciples. De nom, il en connaissait la majorité, avait rencontré les parents de la plupart d'entre eux mais s'étonnait de ne pas les avoir déjà croisés lors de soirées. Quant à son voisin... Weidmann. Le nom lui était familier, il était certain d'avoir entendu son père le mentionner à diverses reprises en parlant soit de concurrence, soit d'alliances aussi vie conclues que rompues. S'il se rappelait bien, Aymeric avait également un frère aîné étudiant à Princeton.

Camille alla s'asseoir à côté de lui, le saluant seulement d'un sourire puisqu'il n'était plus vraiment nécessaire qu'il se présente, le professeur ayant parlé assez fort pour que toute la classe profite de ses paroles. Puis il sortit ses affaires tandis que l'enseignant dont il ignorait encore le nom entamait le cours. Dommage. Il avait déjà étudié cette notion dans son ancien lycée. Finalement, c'était plutôt avantageux de se trouver au fond de la classe. Il pourrait tranquillement occuper le reste de l'heure avec ses propres activités sans se donner la peine de faire semblant de suivre les propos du professeur. Et cette position stratégique éviterait toutes les questions malvenues. Il se pencha sur sa sacoche, en ressortit le petit carnet qui ne le quittait jamais et reprit la page où il s'était arrêté un peu plus tôt.

Il leva un œil quand la prof répéta le nom du nouvel élève... Il comprit ainsi la raison pour laquelle tout le monde le regardait comme d'autres regarderaient une star de cinéma. *Pffff bande d'imbéciles!* Et dans ce sac, il mettait la prof aussi! Déjà que c'était un lycée privé pour gosses friqués... Ce qui signifiait qu'à un certain niveau, toutes les familles se connaissaient, de près ou de loin. En plus du fric, certain avaient la notoriété propre à une certaine carrière plus ou moins médiatisée. Camille était de ceux là... Aymeric n'aimerait pas être à sa place en ce moment précis.

Il ne sut quoi penser... Forcément, c'était la seule place de libre... Camille fut donc envoyé à côté de lui sous les rires de certains qui pensaient "le pauvre, se taper Weidmann pendant une heure..." Camille lui sourit, Aymeric lui rendit ce sourire mi-figue mi raisin. Il se foutait royalement de la célébrité des gens, il avait même horreur de ça et s'estimait heureux de ne pas être sous les feux de la rampe. Il n'était pas du genre groupie à fixer ses idoles, et les gens connus rien que pour pouvoir dire "héééé j'ai vu Truc Muuuuuuuche, il était à deux mètres de moi, il a même regardé dans MA direction!!! Truc Muche m'a vuuuuu!" Puérilités, futilités, imbécilités.

La prof fit l'appel, Weidmann leva la main sans grande conviction... Et bien mal lui en prit... Passé l'introduction de ce cours de chimie, la prof l'envoya au tableau pour corriger un exercice... que son père lui avait fait refaire deux fois, parce qu'il avait eu faux au début.
Démotivé, Aymeric se leva, sous les quolibets de ses "camarades", et corrigea rapidement sans rien dire, mais sans faire une faute, l'exercice demandé. Il retourna rapidement à sa place, mais en chemin, il trébucha sur un sac qu'un garçon avait déplacé dans ce but. Aymeric le fusilla du regard, lui ramassa son sac, et l'envoya valser... par la fenêtre!

Cinq minutes de silence. Aymeric s'assit, et bien entendu, la prof lui donna une semaine de retenues pour ce geste d'indiscipline. Qu'importe. S'il avait des heures de colles, ce serait autant d'heures qu'il ne passerait pas à la maison...
Il haussa les épaules, et le cours reprit son cours...

C'est à ce moment qu'Aymeric constata que Camille ne faisait aucunement de la chimie... Il ne suivait même pas le cours! Non, à la place, il relisait une partition, rectifiait, ajoutait des notes... *Compositeur?* Intéressant!
Rapidement, Aymeric se représenta la musique intérieurement... Il sourit. Et chuchota, pendant que la prof répétait une histoire de conservation et transformation lors d'une combustion...
-Pas mal du tout.
Il osait parler... Il en avait marre d'être le minus...
-Tu joues quel instrument?
De son côté, il dessinait sur son cahier de cours... pour donner le change!

Camille avait relevé la tête quand son voisin avait été appelé au tableau et il suivit l'épisode du sac avec intérêt. Aymeric semblait différent des autres adolescents. Jamais encore Camille n'avait vu un de ses condisciples agir de cette manière. Le garçon paraissait se moquer des retombées qu'entraînerait forcément son geste... Et effectivement, il écopa d'une semaine d'heures de colle. Cela non plus ne parut pas l'affecter outre mesure, ce qui étonna véritablement Camille.

Ne voulant pas se montrer indiscret et attirer davantage d'ennuis à son camarade, il s'abstint de poser les questions qui lui montaient aux lèvres et se replongea dans l'étude de sa partition. La voix de la prof ne l'atteignait guère, perdu qu'il était dans son monde. La musique représentait beaucoup pour lui, il y rattachait tant de bons et mauvais souvenirs...Avec l'écriture, c'était ses seules passions, les seules choses auxquelles il s'intéressait vraiment dans le vide artificiel qui composait sa vie. Des passions que ceux à qui il en avait parlé avaient rejeté en rigolant, disant que ce n'était 'pas sérieux", des "trucs de gamins qui ne te feront pas avancer sur le chemin de la réussite." Il soupira. Qui demandait qu'on soit sérieux à 17 ans? Heureusement, il s'était renseigné sur l'université de Trivialle et avait découvert avec joie qu'elle comportait une option musique. Il avait d'ailleurs prévu de se rendre à la journée portes ouvertes organisée dans peu de temps. Ainsi, il pourrait faire des études classiques (histoire, littérature, langues et philosophie) sans négliger la musique. Et il dirait au revoir aux sciences d'un grand geste de la main. Il n'avait pas encore abordé le sujet avec ses parents, non par crainte de leur refus qu'il savait évident et pour lequel il avait préparé tous ses arguments, mais parce qu'il n'avait pas réussi à obtenir un entretien de plus de dix minutes avec eux. A peine arrivée, sa mère était repartie sur le tournage d'un film. Quant à son père, il passait des journées au téléphone, à diriger ses multiples entreprises. Désabusé, le garçon songea qu'il aurait mieux fait d'envisager des études de journalisme. Au moins, il aurait été certain d'être reçu. Plutôt que de s'attarder sur ces pensées moroses, il revint à sa partition.

La voix d'Aymeric le fit alors sursauter et son premier geste fut de faire disparaître son carnet. Il se retint néanmoins, conscient que cela pouvait être mal interprêté. Et, après tout, puisqu'il l'avait vu... De plus, Aymeric semblait être également musicien. Il regarda son voisin. Le garçon s'était soudain animé et une flamme brillait dans ses yeux.

"Merci pour le compliment", répondit Camille. "Je pratique le piano depuis un peu plus de dix ans, je fais également de la flûte traversière. Un peu de violon aussi mais j'ai arrêté il y a deux ans maintenant. Et toi? Tu joues et tu composes aussi?"

Son regard tomba sur le cahier d'Aymeric. Il sourit.
"Je vois que je ne suis pas le seul à ne pas m'intéresser à la chimie. Tu dessines vraiment bien... J'ai toujours été incapable de tenir un crayon autrement que pour écrire..."

Wow. Autant d'informations sur lui en six phrases. Il s'étonnait lui-même. Mais ce n'était pas une si mauvaise chose.

Il y a parfois des jours, des instants, où on se dit que la vie n'est pas si affreuse. Prenez cet instant... Est-ce qu'Aymeric s'était douté que son voisin de table serait féru de musique? A priori non... Normalement, Aymeric n'aurait même pas prêté attention à son voisin... Mais quand le voisin se met à écrire des choses qui n'ont rien à voir avec la chimie, forcément, ça interroge!

Et en bon musicien qui se respecte, Aymeric ne pouvait pas faire abstraction! Aussi un compliment sortit-il de sa bouche... La flagornerie n'étant pas son fort, son commentaire était sincère.
Ainsi Camille était un pianiste... lui aussi!

-Hé bien... Je joue du piano depuis plus de dix ans aussi, ainsi que le violon. Et la guitare depuis quelques années.

Il baissa la voix... et regarda en direction de la prof qui avait le dos tourné pour expliquer une égalité du genre 2H + O = H2O.
Il ajouta ensuite, à destination de son voisin.

-Je compose aussi. y'a pas à dire, c'est plus satisfaisant que les cours...

Il retourna ensuite à ses affaires, avec un petit sourire, et se mit à dessiner... bah oui, il devait bien faire semblant d'écrire quelque chose, sinon ça se verrait qu'il n'en foutait pas une rame! Mouais... mauvaise excuse, il n'en foutait pas une rame et les profs le savaient pertinemment!
Ses dessins attirèrent l'œil de Camille...

-Merci... Si tu tombes sur le journal du lycée, c'est moi qui fait les illustrations et les BDs. C'est pas beaucoup mais déjà ça...

La prof se retourna et fusilla Aymeric du regard:
"Monsieur Weidmann! Si vous ne voulez pas une semaine supplémentaire, je vous conseille de vous taire!"
Aymeric garda le sourire, tout content de trouver quelqu'un qui ne lui balance pas des piques assassines...
-Oui professeur, promis juré je la ferme.
Ceux qui connaissaient Aymeric se retournèrent et le regardèrent. Mais que se passait-il? Normalement, le gringaleit gardait profile bas, ne répondait jamais et cherchait toujours à fuir. Et voilà qu'en l'espace de quinze minutes, il résolvait un exercice de chimie, envoyait un sac par la fenêtre et répondait insolemment...
Non décidement, ces derniers temps, Aymeric était bizarre...
-Quoi, vous voulez mon autographe en plus?

Aymeric avait passé un seuil... le ras-le-bol de tout ...libérateur...